Robert Gordon Wasson (22 septembre 1898 - 23 décembre 1986) est un auteur et un chercheur amateur ainsi qu'un banquier. Ses recherches indépendantes sont une contribution significative pour l'ethnobotanique, la botanique et l'anthropologie.
Ses premières études datent de son voyage de noces en 1927 dans les Catskill Mountains avec son épouse Valentina Pavlovna Guercken (pédiatre). Surpris par la différence des attitudes culturelles envers le champignon en Russie et aux États-Unis, le couple commencent ses recherches et publient Mushrooms, Russia and History en 1957. Pendant ces recherches, ils effectuent des expéditions au Mexique afin d'étudier l'utilisation religieuse des champignons. Ils deviennent ainsi en 1955 le premiers occidentaux à avoir participer au rituel Mazatèque du champignon sacré.
Toujours en 1957, ils publient un article dans le magazine Life (Seeking the Magic Mushroom) amenant pour la première fois ce sujet devant une large audience.
Grâce à leur colloboration avec Roger Heim, les échantillons collectés par les Wasson sont cultivés et soumis à une étude scientifique ce qui permet à Albert Hofmann d'identifier la structure chimique de la psilocybine et de la psilocine. Deux espèces de psilocybes sont nommées en leur honneur Psilocybe wassonii Heim et Psilocybe wassonorum Guzman. Wasson et Hofmann sont aussi les premiers occidentaux à collecter des spécimens de salvia divinorum et à en introduire la culture au delà de Mexico.
Ce texte est un extrait de l'ouvrage “La Chair des dieux - L’usage rituel des psychédéliques” paru aux Editions du Seuil en 1974 et maintenant épuisé. Traducteur: Vincent Bardet.
"J’ai souvent raconté l’histoire de nos incursions dans les montagnes de la sierra Mazatèque en quête des traces de la survie du culte du champignon sacré. Plutôt que de me répéter ici, je vais prendre un peu de recul sur cet épisode de mon existence — c’est-à-dire tâcher d’exprimer ce qu’à mon sens les champignons psychédéliques mexicains signifient pour nous tous, et la place qu’ils ont peut être dans l’origine de l’idée religieuse chez les hommes dits primitifs. Il y a de nombreuses années que je ne suis allé dans la sierra Mazatèque, et l’on me dit que beaucoup de choses ont changé là bas.
Commençons par le commencement. Ceux qui ne connaissent pas l’histoire seront intéressés à savoir comment ma femme, maintenant décédée, qui était pédiatre, et moi même, banquier, en vînmes à entreprendre l’étude des champignons. Elle était d’origine russe et, comme ses compatriotes, avait acquis sur les genoux de sa mère un solide ensemble de connaissances empiriques sur les espèces communes, et conçu pour le monde des champignons un amour qui surprenait les Américains. Comme nous, les Russes aiment la nature – les forets, les oiseaux et les fleurs sauvages. Mais leur amour des champignons est autre chose, une impulsion irrésistible, une passion qui excède l’entendement. D’une certaine façon, ils aiment aussi les espèces neutres et même vénéneuses. Ils appellent les «mauvai» champignons paganki, «petits païens», et ma femme en faisait un massif coloré qu’elle déposait au milieu de la table, sur fond de mousses, de pierres et de morceaux de bois ramassés dans la forêt. De mon côte, de par mon ascendance anglo-saxonne, je ne savais rien des champignons. Je n’en connaissais aucun; je rejetais ces excroissances un peu répugnantes, ces formes parasitaires, ces manifestations de la décomposition. Avant mon mariage, je n’avais jamais posé les yeux sur un champignon. Bien entendu, chacun de nous deux considérait l’autre comme un peu anormal, ou plus exactement sous normal, tellement son expérience des champignons était opposée.
Certains diront que cette différence d’attitude psychologique envers les champignons sauvages n’était qu’un différend mineur. Mais ma femme et moi ne pensions pas ainsi, et durant plus de trente ans nous avons consacré une bonne part de notre temps libre à approfondir cette différence, à l’analyser, et à en chercher l’origine. La redécouverte, que nous avons faite, du rôle religieux des champignons psychédéliques au Mexique peut être rattachée à l’exploration de cette différence entre ma femme et moi, entre nos deux peuples, entre la mycophilie et la mycophobie — qui divisent en deux camps les peuples d’origine indo -européenne. Si notre hypothèse était fausse, alors elle a dû être d’une singulière fausseté pour donner les résultats que l’on sait. Pour ma part, je la crois fondée. Grâce aux progrès immenses réalisés dans l’étude du psychisme humain au cours du XXe siècle, nous savons de façon sûre que certaines influences, reçues au début de la vie, sont d’une importance déterminante pour toute l’existence, Lorsqu’une telle différence marque les attitudes de tribus et de peuples entiers, différence reste inaltérée tout au long des temps historiques, et en particulier lorsqu’elle oppose un peuple à son voisin, je crois que l’on est alors confronté à un phénomène culturel d’ une importance exceptionnelle, dont la cause première ne peut être trouvée qu’à la source de l’expérience culturelle et de l’histoire.
On a souvent remarqué la différence dans l’attitude envers les champignons chez les peuples européens; certains mycologues anglo-saxons ont fulminé contre le préjugé de notre race, espérant desserrer son étreinte. Quel vain espoir ! On ne guérit pas un mal profond en appliquant du baume. De notre côté, nous n’avons jamais espéré modifier l’attitude des Anglo-Saxons envers les champignons. Nous considérons cette devinette anthropologique de façon amusée et détachée, certains qu’elle n’est pas près de se modifier ou de disparaître et qu’il y a là un champ de recherches pour les générations à venir.
Notre méthode d’approche était la suivante : chercher partout ce qui se rapportait aux champignons. Nous avons rassemblé les mots signifiant “champignon” et les différentes espèces dans toutes les langues connues. Nous en avons étudié l’étymologie. Parfois nous avons rejeté les étymologies officielles et nous en avons trouvé de nouvelles, comme dans le cas du mot champignon lui même ou du mot chanterelle. Nous étions prompts à saisir les métaphores dormant au fond de ces mots, parfois depuis des millénaires. Nous cherchions les champignons dans les proverbes de la vieille Europe. dans les mythes, les légendes et les contes de fées, dans les épopées, les ballades et les événements historiques, dans les lexiques obscènes et scabreux qui échappent d’habitude au savant, dans les écrits des poètes et romanciers. Nous étions sensibles à la valence positive ou négative des termes lexicaux, à leur contenu mycophilique ou mycophobique. Les champignons sont intimement associés aux mouches, aux crapauds, aux coqs, à la foudre : nous étudiions plus profondément ces éléments pour saisir l’association réalisée par nos lointains ancêtres. A chacun de nos voyages nous essayions d’entrer en contact avec des paysans illettrés et de connaître leur savoir sur les champignons — les espèces qu’ils distinguaient et leurs noms, l’usage qu’ils en faisaient, et leur attitude psychologique à l’égard des champignons. Nous nous sommes rendus au Pays basque, en Laponie, en Frise, en Provence, au Japon. Nous avons parcouru les galeries et les musées du monde entier en quête de champignons, nous avons dévoré les ouvrages d’archéologie et d’anthropologie.
Je ne veux pas laisser croire que nous nous aventurions dans tous ces sentiers du savoir sans être guidés Nous avions largement recours aux spécialistes dans tous les champs particuliers que nous explorions. Lorsque nous cherchions l’étymologie d’un nom de champignon, nous nous mettions toujours en relation avec un linguiste qui connût comme sa poche la langue considérée. Et nous faisions de mérité dans tous les champs du savoir. J’ai parfois l’impression que tout ce travail fut fait par d’autres que nous, et que nous jouions le rôle de «rapporteur». Dès le premier moment où nous entreprîmes de publier les résultats de nos travaux, les gens vinrent vers nous de tous les horizons sociaux, et en nombre sans cesse croissant, pour nous fournir des données ; et souvent les renseignements apportés par les plus humbles informateurs s’avéraient être de la plus haute valeur, comblant les lacunes de nos argumentations. Nous étions des amateurs, dépourvus de résistances universitaires, libres par là de déterminer l’ampleur et la portée de notre rayon d’action. au mépris des frontières qui compartimentent les rayons du savoir. Nous faisions oeuvre de pionniers, Nous connaissons, et nous avons toujours connu, mieux que les critiques, les défauts de notre travail, mais le principal thème de nos recherches, que nous esquissions timidement dans les Champignons, la Russie et l’Histoire (1957), a résisté aux assauts de la critique, Mon récent travail sur le Soma (1968) ouvre une direction de recherche que l’on pourrait qualifier d’ethnomycologique. Si Dieu me prête vie, une série de travaux sera publiée au fil des années qui viennent et, au bout du chemin, probablement, une réédition de notre premier ouvrage, dans une forme remodelée et simplifiée, avec une argumentation plus riche et plus rigoureuse.
Je ne me rappelle plus qui, de ma femme ou de moi, osa le premier formuler, dans les années quarante, l’hypothèse que nos lointains ancêtres, il y a de cela peut être 6 000 ans, rendaient un culte à un champignon divin. Nous voyions là la racine du phénomène mycophilie/mycophobie, dont la linguistique et le folklore nous avaient donné tant de preuves. Je ne me souviens pas non plus si nous eûmes cette intuition avant nu après avoir appris le rôle que jouait l’Amanita muscaria dans le chamanisme sibérien. Mais notre conjecture parait moins hardie aujourd’hui qu’elle l’était alors !
Je me souviens fort bien comment nous nous embarquâmes dans notre aventure mexicaine. À l’automne 1952, nous apprîmes que les auteurs du XVIe siècle, dans leur description des cultures indiennes du Mexique, rapportaient que certains champignons jouaient un rôle divinatoire dans la religion indigène. A la même époque, nous apprîmes que des objets lithiques précolombiens, affectant la forme d’un champignon, d’environ 30 cm de hauteur, étaient découverts en nombre croissant dans les hautes terres guatémaltèques. Faute d’un meilleur nom, les archéologues les appelaient «pierres-champignons», mais aucun n’avait fait la relation avec les champignons ou avec les rites décrits par les chroniqueurs du XVIe siècle dans la terre voisine du Mexique. Ces pierres étaient une énigme, «pierres-champignons» était une appellation commode, sans plus. Certaines d’entre elles portaient à la base une effigie divine, humaine ou animale, et toutes ces pièces ressemblaient vraiment à des champignons.
Comme l’enfant qui dit que le roi est nu, nous prîmes la parole pour déclarer que ces soi-disant pierres-champignons représentaient vraiment des champignons, et qu’elles étaient le symbole d’une religion, exactement comme la Croix du Christ, l’Étoile de Juda ou le Croissant de Mahomet. Si nous avions raison — et les indices s’accumulent en notre faveur — alors le culte indien d’un champignon divin, ce culte de la chair des dieux, comme l’appelaient les Nahua avant la conquête, remonte, archéologiquement parlant, à 500 ou même 1 000 ans avant notre ère. Le culte ancestral du champignon dans les hautes terres maya remonte donc au moins à l’époque de l’apparition de la pierre sculptée en Amérique centrale.
Ainsi découvrons nous l’existence d’un culte du champignon au centre de l’une des plus anciennes civilisations d’Amérique latine. Les pierres fongiformes sont des objets très finement sculptés. On est tenté d’imaginer des génération de représentations en bois encore antérieures, du champignon sacré, depuis longtemps retournées à la poussière.
La mycologie, longtemps considérée comme la parente pauvre des sciences naturelles, ne prend elle pas une dimension nouvelle et complètement inattendue ? La religion a toujours été l’expression des plus hautes facultés humaines, et l’expérience religieuse a toujours été à la source des réalisations culturelles les plus accomplies. Nous contemplons maintenant l’humble champignon sous une tout autre lumière ne nous transmet il pas la noblesse de nos origines, l’ancienneté de notre lignée ?
Il nous restait à découvrir quelles espèces de champignons avaient été adorées, et pourquoi. Fort heureusement nous pûmes nous appuyer sur l’expérience sur le terrain de quelques prédécesseurs : Blas Pablo Reko, Robert J. Weitlaner, Jean Bassett Johnson, Richard Evans Schultes et Evnice V. Pike. Tous rapportaient que le culte était encore pratiqué dans la sierra Mazatèque, dans l’État d’Oaxaca. Aussi nous y rendîmes nous, en 1953. Pour autant que je sache, nous fûmes les premiers étrangers à manger des champignons, les premiers à être invités à participer à une agape de champignons sacrés. Je me propose maintenant de décrire sommairement le culte indien du champignon divin. Ce culte fut pour nous une révélation, au sens véritable de ce mot usé; pour les Indiens c’est un élément de la vie quotidienne, et c’est aussi le siège du sacré, la demeure du mystère de la Vie.
J’ouvrirai d’abord une parenthèse sur la nature des effets psychiques provoqués par l’ingestion du champignon. Les effets psychédéliques différent autant de ceux de l’alcool que le jour diffère de la nuit. Nous abordons un sujet que la langue française, et importe quelle langue européenne, est bien mal préparée à traiter. Il n’y a pas de mot pour parler de l’état provoqué par le champignon. Nous étions «champignonisés». Pendant des centaines, peut-être des milliers d’années, on a pensé la modification des états de conscience en termes d’alcoolisation, il faut maintenant briser les barrages édifiés par l’obsession alcoolique. Que nous le voulions ou non, nous sommes confinés dans la demeure étroite de notre vocabulaire quotidien. En usant d’habileté dans le choix de nos mots nous pouvons élargir des significations admises jusqu’à leur faire couvrir des sentiments et des pensées légèrement différents, mais lorsqu’un état de conscience est totalement nouveau, complètement différent, alors tous les vieux mots échouent. Comment parler de la vision à un aveugle ? L’image est pertinente, parce que l’homme champignonisé manifeste certains des symptômes apparents de l’ivresse. Mais tous les mots décrivant l’état d’ivresse, de l’ «intoxication» (c’est-à-dire, littéralement, l’empoisonnement), aux innombrables termes familiers, ces mots méprisants et péjoratifs. Il est étonnant que l’homme civilisé moderne trouve un dérivatif à ses inquiétudes dans une drogue envers laquelle il ne témoigne apparemment guère de respect! Si nous employons, par analogie, les termes alcooliques, nous déprécions le champignon, et comme nous sommes peu nombreux, à ce jour, ) avoir été champignonisés, nous courons le danger de ne pas offrir une image fidèle de l’expérience. Il nous faudrait un vocabulaire spécial pour décrire tous les caractères d’une substance divinisante, et les qualités d’états de conscience radicalement nouveaux.
Les difficultés de communication ont parfois amené des situations cocasses. Deux psychologues, Timothy Leary et Richard Alpert, ont pris le champignon et connu l’expérience dans toute son ampleur, ils ont dès lors cessé d’être considérés comme «objectifs» par leurs pairs. Les gens se divisent en deux catégories: ceux qui ont pris le champignon, et sont disqualifiés par le caractère subjectif de leur expérience, et ceux qui ne l’ont pas pris, et sont disqualifiés par leur totale ignorance du sujet ! Quant à moi. qui suis un simple profane, je suis profondément reconnaissant envers mes amis indiens de m’avoir initié au terrible mystère du champignon. Pour décrire «ce qui se passe», j’utiliserai des mots de tous les jours en tâchant de donner une idée de l’état champignonique. Plus que quiconque. Je suis douloureusement conscient de l’inadéquation de mes mots, des mots quels qu’ils soient, pour évoquer cet état de conscience.
Transportons nous dans les villages indigènes des hautes terres du sud du Mexique. Seule une poignée d’habitants parle et comprend l’espagnol. Les Indiens s’y adonnent à l’alcool, mais pour eux la nature des champignons est d’une essence totalement différente. Comme nous, ils parlent de l’alcool avec une vulgarité de bon aloi, une familiarité dépréciative. Mais des champignons, ils préfèrent ne pas parler, particulièrement devant des inconnus. (Nous sommes dans les années cinquante, les conditions ont changé depuis.) Si l’on est malin on parlera de quelque chose, d’autre chose. Ensuite la nuit tombe et l’on est seul dans l’obscurité avec un vieille femme dont on a gagné la confiance, à la lueur d’une bougie, et en chuchotant, on aborde le sujet. On va savoir comment les champignons sont récoltés sur le flanc de la montagne par une jeune vierge lorsque la nature est caressée par le souffle qui précède et annonce l’aube. Les champignons sont enveloppes dans des feuilles, soustraits aux regards indiscrets et, dans certains villages, portés d’abord à l’église, où ils demeurent quelque temps sur l’autel, dans une jícara, ou calebasse votive. On ne les vend jamais sur la place du marché, on se les passe de main en main selon ce qui a été convenu. Je pourrais m’étendre longuement sur les vocables utilisés pour les désigner par les divers peuples qui connaissent ces champignons.
Avant la conquête, les Nahua les appelaient chair des dieux, «teonanacatl». Ai-je besoin d’attirer l’attention sur un troublant parallélisme, le langage de notre eucharistie : «Prenez et mangez en tous car ceci est mon corps.»
Mais tandis que les catholiques sont livrés à leur foi pour accepter le mystère de la transsubstantiation — c’est-à-dire pour croire que la chair et le sang de dieu sont présents sous les espèces du pain et du vin — , le champignon des Nahua n’a pas besoin de renfort extérieur : celui qui le prend est là pour témoigner du miracle.
Chez les Indiens mazatèques, le champignon sacré est appelé ‘nti’sitho. La particule «nti» exprime le respect et l’affection, «sitho» signifie « ce qui s’élance ». Notre muletier avait passé sa vie sur les chemins de montagne, il comprenait l’espagnol et pouvait le parler. Nous lui demandâmes pourquoi l’on appelait le champignon «ce qui s’élance». Je cite mot pour mot sa réponse saisissante, comme il nous l’a donnée :
“El honguillo viene por si mismo. no se sabe de donde, corno el viento que iliene sin saber de donde ni porqué.”
“Le petit champignon vient de lui même, nul ne sait d’où, comme nul ne sait d’où vient le vent, ni pourquoi il souffle.”
Lors de notre premier voyage au Mexique, ma femme et moi nous nous savions sur le chemin d’un mystère antique et sacré, comme des pélerins à la recherche du Graal. C’est une telle attitude qui, je crois, nous a valu le couronnement de nos efforts. Tout n’a pas été facile pour autant. Cela fait quatre siècles et demi que le Mexique est gouverné par des hommes d’origine ou, tout au moins, de culture hispanique — ces hommes ne sont jamais entrés dans les vues des Indiens, et l’Eglise réprouve comme idolâtre la sacralisation du champignon.
Les actuels missionnaires protestants sont plus enclins à prêcher la Bible qu’à pénétrer la religion des Indiens. Et la plupart des anthropologues ne valent guère mieux pour ce genre de travail. Cela fait plus de quatre siècles que les Indiens gardent dans leur coeur le secret du champignon divin, à l’abri des profanations du conquérant blanc. De nombreux curanderos continuent à assurer le culte, chacun selon ses talents; certains, qui ont atteint un haut degré d’expérience, célèbrent les anciens rites dans des cabanes écartées, devantune minuscule assistance. Avec le temps, ils vont disparaître et, comme leur pays est forcé de s’ouvrir, le culte va s’évanouir. Ces curanderos, on ne les atteint pas facilement. Ils ne parlent en général pas l’espagnol. Pour eux, l’acte de célébrer le culte devant des étrangers s’apparente à une profanation. Ils refusent de vous rencontrer. acceptent encore moins de parler des champignons, et sont complètement étrangers à l’idée de célébrer le culte devant vous. Ne pensez pas que ce soit une question d’argent : No hicimos esto por dinero «Nous ne l’avons pas fait pour de l’argent» me dit Guadalupe après que nous eûmes passé la nuit avec sa famille et la curandera Maria Sabina. (Pour qui connaît les Mazatèques, cette déclaration naïve est d’autant plus remarquable que l’argent est rare dans la sierra, et que les Mazatèques sont réputés pour être un peu avares.)
Peut-être vous donnera-t-on les noms de beaucoup de fameux curanduros, peut-être même vos messagers arrangeront-ils des rendez-vous, mais vous attendrez, et personne ne viendra. Vous les croiserez sur la place du marché, ils vous connaîtront mais vous ne les connaîtrez pas. Le juge de paix peut être l’homme que vous cherchez. Vous passerez la journée avec lui sans jamais deviner qu’il est curandero.
Après tout, qui agirait différemment ? Quel prêtre célèbrera la messe à la seule fin de satisfaire la curiosité d’un païen ? Le curandero d’aujourd’hui qui accepte de célébrer le rite pour un étranger, contre monnaie sonnante et trébuchante, est un faussaire et un simoniaque, sa cérémonie ne vaut pas plus que la messe d’un prêtre défroqué. Dans les temps modernes, la religion est souvent quelque chose de fade et d’étiolé. une activité sociale impliquant une vague éthique de la tiédeur. La religion dans les sociétés «primitives» véhicule la terreur et l’émerveillement, elle est terrible au sens originel de ce mot galvaudé, elle imprègne toute l’existence et culmine dans des cérémonies dont le profane est proscrit. Telle était la cérémonie du Psilocybe dans les confins reculés du Mexique.
Les mystères de l’Antiquité nous apparaissent souvent comme les manifestations d’une religion « primitive ». Il y a plus d’un point commun entre notre rite mexicain et les Mystères pratiqués à Eleusis un millénaire avant Jésus Christ et probablement encore bien plus tôt.
En pays mazatèque, la meilleure saison pour «consulter le champignon» est la saison des pluies, de juin à août. On célébrait les Mystères d’Eleusis, rite initiatique et de purification lié aux divinités de la Terre, en septembre ou au début d’octobre, c’est-à-dire à l’époque des champignons en Europe.
Un secret gît au coeur des Mystères d’Eleusis. Il y est fait de nombreuses allusions dansles textes qui nous restent mais nul part on ne trouve la clef. Pourtant des Mystères comme ceux d’Eleusis jouaient un rôle majeur dans la civilisation grecque, et les initiés se comptaient par milliers. Les textes grecs, les fresques de Pompéi nous indiquent que l’initié buvait une potion. Ensuite, dans les profondeurs de la nuit, il avait des visions, et le lendemain il était encore tellement saisi qu’il avait le sentiment qu’il ne serait plus jamais le même homme. Ce dont il faisait l’expérience était nouveau, surprenant, inaccessible à la conscience rationnelle. Un auteur du deuxième siècle avant J. C., du nom d’Aristide, entrouvrit un bref instant le rideau en donnant la description fragmentaire que voici :
Eleusis est un haut lieu de toute la Terre, et, de toutes les choses divines qui nous entourent, c’est à la fois le plus terrible et le plus lumineux. Nulle part une nouvelle aussi merveilleuse n’a été annoncée, de nulle part n’a jailli une aussi profonde émotion, nulle part l’oeil et l’oreille n’ont été autant sollicités.
Et il continue en évoquant les «visions ineffables» qu’il a été donné à d’innombrables générations d’hommes et de femmes de contempler.
Attardons nous un instant sur cette description. N’est il pas frappant que les mystères antiques et le rite mexicain s’accompagnent, dans les deux sociétés, d’un déploiement de réticences qui coïncident point par point ? Les paroles d’Aristide conviennent parfaitement à ce qui se passe dans la sierra Mazatèque. Les Grecs avaient coutume de nommer les champignons «nourriture des dieux» Broma theon , et Porphyre les appelait «surgeons des dieux» theotrophous.
Les Grecs de l’époque classique étaient mycophobes. Peut-être à un moment donné les Anciens ont ils jugé qu’il y avait danger à trop tâter de la chair des dieux et ont ils institué un tabou ?
En tout cas, il ne fait aucun doute pour moi que le secret d’Éleusis réside dans une substance psychédélique naturelle. J’aimerais pouvoir affirmer que l’agent était un champignon, et beaucoup d’indices me le suggèrent, mais de nos jours le monde des plantes nous dérobé beaucoup de secrets qui étaient probablement fort bien connus de nos ancêtres illettrés. Les hiérophantes d’Eleusis avaient affaire à des substances naturelles susceptibles d’élargir le champ de la conscience, et il semble qu’ils étaient bien approvisionnés puisque le culte n’a jamais dépéri faute de potion magique.
Les révélations murmurées, comme celle d’Aristide sur Éleusis, la terreur et l’émerveillement, la résistance instinctive, tout cela masque et indique à la fois l’expérience psychédélique. Cette résistance mérite d’être examinée attentivement. Je la crois spontanée, surgissant chez l’initié à l’approche du grand Mystère. Elle a prévalu dans tout le monde grec.
N’importe qui pouvait devenir un initié, à deux conditions : parler la langue grecque, et ne pas être un meurtrier impuni. Même les Slaves pouvaient se présenter aux Mystères. Ainsi la résistance n’était-elle pas la règle que s’impose une élite pour protéger un secret de l’accès du profane, comme ce fut le cas chez les Aryens de l’Inde. Certes, on châtiait sévèrement, à Athènes. les transgressions du secret. Alcibiade, un jeune Athénien, populaire, riche, et beau, une « star » de la haute société, osa prendre les apparences d’un prêtre d’Eleusis lors d’une fête qu’il donnait chez lui. Un décret lui ôta toute sa fortune. Mais, plus qu’à la, force était au silence, à la loi du silence, Je crois que le silence s’imposait de lui-même, il était spontané. Je crois que c’est le même silence, que nous avons trouvé chez les Indiens mazatèques lorsque nous leur rendîmes visite en 1953-1955. C’est le silence nu de la confrontation de l’homme avec son visage originel, indicible, vraie lumière dans la nuit éternelle.
Qu’aurions-nous appris si les initiés d’Éleusis avaient été bavard ? Peut-être seulement des détails sur la tenue de l’expérience, tandis que le secret des secrets. l’identité de la substance active, de l’agent psychédélique naturel, serait peut-être restée l’arcane du prêtre, la part de mystère du rite. Selon George Mylonas, le culte d’Eleusis s’est maintenu florissant, sans interruption, pendant deux millénaires, Quel qu’il fût, l’agent psychédélique n’a, apparemment, jamais manqué. Ses effets sur l’initié ressemblent fort à ceux du peyotl, de l’ololiuqui, du yagé, ou du Psilocybe (le teonanacatl mexicain). Il se peut fort bien que fleurissent dans le bassin méditerranéen des plantes chimiquement parentes des plantes psychédéliques de l’Amérique indienne — et dontles propriétés nous soient maintenant inconnues. A présent j’ai tendance à croire que le breuvage d’Eleusis ne contenait pas de jus d’amanite tue-mouche de la ceinture forestière eurasienne, le Soma des Aryens. L’effet de l’amanite tue-mouche sur l’organisme humain est différent : il y a d’abord une période de somnolence, puis le sujet se sent stimulé pour accomplir des hauts faits physiques que l’on trouve célébrés à la fois en Sibérie et dans les hymnes du Rig Véda. Il n’est pas question de tels effets dans le breuvage d’Eleusis. L’action chimique de la muscarine (principe actif de l’amanite tue mouche), n’est pas celle de la mescaline (principe actif du peyotl), ou de la psilocybine.
Aujourd’hui où nous luttons sans succès contre l’accoutumance aux drogues dangereuses, voyons comment nos parents «primitifs» maniaient la part de danger inhérente à toute drogue. Chez les Aryens, seuls les Brahmanes étaient admis au secret du soma; eux seuls savaient le préparer et l’absorber, De même dans la vallée de l’Ob, en Sibérie, les Vogul avaient édicté un interdit sévère sur l’ingestion de l’amanite tue-mouche : seul le chamane et son aide pouvaient consommer le champignon en toute sûreté — quiconque d’autre à s’y risquer, encourait un mortel danger.
En Grèce, les initiés ne participaient en principe aux Mystères qu’une seule fois, quoique quelques uns obtinssent la permission de revenir l’année suivante.
Au Mexique, ce sont les chamanes (curanderos) et leur entourage qui savent quelles plantes ont des effets psychédéliques. Chez les Huicholes, tout le monde connaît jícuri, le peyotl, mais le mara’akáme (chamane) communique avec l’esprit de la plante et répartit entre les «chasseurs» la «chair du Frère aîné». Dans le pays mazatèque, les curanderos prescrivent la dose à prendre. Tout au long de mes séjours au Mexique, je fus averti que les champignons divins étaient muy delicados, «très délicats» à manier, et leur consommation est entourée de toutes sortes de règles et d’interdits, qui changent d’un village à l’autre. Comme je l’ai dit, les Indiens n’abusent jamais des champions (pas plus qu’ils n’abusent du peyotl ou des autres psychédéliques naturels). Ils considèrent et traitent la plante avec le plus grand respect — n’en prenant (n’en sacrifiant) jamais plus qu’il n’en est exactement besoin. Pendant une session nocturne, le curandero (ou la curandera) surveille avec sollicitude ceux qui ont pris le breuvage, et il (ou elle) est capable d’agir avec un grand esprit de décision si quelqu’un éprouve le moindre malaise. On enjoint aux participants de ne quitter la hutte sous aucun prétexte aussi longtemps que la plante fait effet. Il y a toujours une personne (ou deux) qui ne participe pas à l’agape et qui reste prête à intervenir en cas d’irruption extérieure ou de perturbation à l’intérieur de la cabane. Le lendemain, les participants échangent des confidences chuchotées sur les événements de la nuit. Tous ceux qui ont communié ensemble se sentent proches les uns des autres, ayant partagé des heures inoubliables.
Il n’est certes pas dans mon propos de laisser entendre que seules les substances psychédéliques — qu’on les trouve dans la nature ou qu’elles soient recomposées en laboratoire — sont porteuses de clairvoyance et d’extase, que seules elles sont le véhicule de la vision et de l’illumination.
Tout au long de l’évolution humaine de nombreux mystiques et de nombreux ascètes (en particulier aux Indes) ont eu des visions, des extases et des révélations fort analogues aux « messages » transmis lors des mystères antiques ou véhiculés par les agapes maya. Je ne suis pas en train de suggérer que saint Jean à Patmos a pris de la potion magique avant d’écrire l’Apocalypse ou que Bouddha doit aux champignons son illumination. Mais les tableaux de l’Apocalypse, comme les visions du futur Bouddha sous son arbre participent d’états de conscience qui ne sont pas sans évoquer pour moi l’état « champignonisé ». Je ne prétends pas un instant que Blake avait ingéré des amanites tue mouche lorsqu’il écrivit sur la «Vision» : «Les prophètes décrivent leur vision comme quelque chose de bien réel, qu’ils ont vu avec leur oeil immortel; il en est de même des apôtres, l’oeil de lumière perçoit distinctement les objets. Un Esprit, une vision ne sont pas, contrairement à ce qu’en pense la philosophie moderne, des phénomènes nébuleux, ou du néant : ce sont des phénomènes qui procèdent d’un degré d’organisation dépassant infiniment les pouvoirs de la nature mortelle. Celui qui ne «voit» pas plus distinctement, plus clairement, plus fortement et plus lumineusement qu’avec son oeil mortel, celui là ne «voit» pas. »
Ces lignes peuvent sembler incompréhensibles à qui ne partage pas la Vision de Blake, ou n’a point pris le champignon. L’avantage du champignon est qu’il permet à tout un chacun (ou presque) d’atteindre les états de conscience d’un Blake ou d’un saint Jean à Patmos, sans avoir à passer par les mêmes austérités. Le champignon, comme toutes les substances psychédéliques naturelles, nous permet de voir, plus fortement et plus lumineusement qu’avec notre oeil mortel, bien au delà des horizons de cette vie passagère; il nous permet de voyager dans le temps, de traverser d’autres niveaux de réalité, de connaître d’autres plans d’existence, commedisent les Indiens, il permet de voir dieu. Quoi d’étonnant à ce que les participants se sentent indissolublement lies à l’agape ? Quoi d’étonnant à ce que la personnalité soit éclipsée, dès lors que le corps et l’esprit sont restaurés dans un état natif! Tout ce que l’on voit cette nuit là baigne dans la clarté de l’origine : le paysage, les maisons, les ustensiles quotidiens, les animaux, tout est calmement irradié par la lumière primordiale; on dirait que les choses viennent juste d’être fabriquées par le Créateur! Cette totale nouveauté — on dirait l’aube de la création — vous submerge et vous enveloppe, vous dissout dans sa beauté inexprimable. Et, naturellement, vous avez le sentiment d’être pris dans un événement, de participer d’une dimension qui transcendent infiniment le traintrain de la vie quotidienne. Ici et maintenant, je vois pour la première fois, je vois directement, sans l’aide des yeux mortels.
(Platon nous dit qu’au delà des apparences éphémères de ce monde illusoire, il y a un monde idéal, le monde des Idées, où les choses existent avec leur visage originel, dans leur forme éternelle. Pendant deux millénaires, les philosophes se sont acharnés à peser et à discuter sa «théorie». D’où Platon tire-t-il ses conceptions ? Pour moi, la chose est claire, comme elle l’était aussi pour ses contemporains. Platon avait bu le breuvage à Eleusis et il avait eu la Vision cette nuit-là.)
Et pendant tout le temps que vous « voyez ». la prêtresse chante, elle ne chante pas fort, mais avec autorité. Les Indiens n’ont pas l’habitude de manifester leurs états intérieurs, sauf en des occasions comme celle ci.
Une nuit, ma curandera concentra son attention sur son fils âgé de 17 ans, qui semblait être retardé mentalement. Elle chanta «sur» lui, et l’on eût cru le choeur tragique de toutes les mères, depuis le commencement des temps, la lamentation de la mère souffrante. Elle chantait sans aucun artifice, sans aucun respect humain dû à la présence d’un étranger, sans résistance ; la nudité de son être atteignait la plénitude de la Mère divine.
Sous l’influence du champignon, le chant prend des accents d’une douceur et d’une tendresse infinies. C’est comme si vous l’entendiez avec l’oreille de votre esprit, avec une écoute pure. Vous êtes assis sur une natte à même le sol, sur un matelas dur — ou peut être confortablement installé dans votre sac de couchage sur un matelas pneumatique. Il fait noir. Toutes les lumières ont été éteintes. Des braises rougeoient près des pierres du foyer. Un encens se consume dans un tesson de poterie, Tout est calme, La cabane, la chaumière est à l’écart du village. Au coeur de l’obscurité et du silence la voix plane dans la hutte. Voici quelle vient de devant vos pieds. Puis à votre oreille. Et maintenant elle provient d’une distance infinie. Et puis on dirait qu’elle sort de votre ventre. C’est là un type de perception commun aux champignons. Quiconque se «champignonise» devient familier de ces voyages hors de l’espace et du temps quotidiens. Les Sibériens par exemple, qui mangent l’Amanita muscaria et voyagent magiquement, guidés par le tambour arc-en-ciel de leur chamane. De la même façon, Maria Sabina, ma chamane mazatèque, déclencha un rythme de percussion extrêmement complexe. Avec ses mains, elle se frappait la poitrine, les cuisses, le front, les bras, chaque point du corps rendant un son différent : elle tenait un rythme subtil, modulait la percussion, syncopait même parfois les coups. Votre corps repose dans l’obscurité, lourd comme du plomb, mais on dirait que votre esprit s’envole comme un oiseau, prend son essor au dessus de la hutte et file à la vitesse de la pensée, voyageant dans le temps et l’espace, libre comme l’eau des rivières ou les nuages dans le ciel, accompagné et guidé par le chant et les percussions du chamane. Ce que vous voyez et ce que vous entendez ne fait qu’un la musique prend des formes harmonieuses, le son des couleurs brillantes, l’harmonie suscite la vision, et la vision est celle de l’harmonie. Musique des sphères. «Nulle part l’oeil et l’oreille ne sont autant sollicités.» Et combien la confidence d’un initié d’Eleusis s’apparente-t-elle à l’expérience de Maria Sabina! Tous vos sens sont éveillés. Vous allumez une cigarette dans la nuit et vous avez l’impression de fumer pour la première fois. Un peu d’eau dans un bol devient une boisson infiniment plus délicieuse qu’une coupe de champagne.
J’ai écrit autrefois que la personne champignonisée rayonne à travers l’espace/temps tel un oeil immatériel, un organe de lumière; le champignon est l’instrument de la «visio», le canal de l’ «autre réalité».
Les cinq sens transcendent les limites du corps, ils se confondent de façon infiniment harmonieuse. Débarrassé de ses scories, le corps devient un pur réceptacle de vibrations. (Vous êtes un étranger, par force, vous recevez les vibrations qui sont autour de vous; mais les participants, eux, communiquent avec Maria Sabina, dans un dialogue improvisé, d’essence religieuse. Maria Sabina fait jaillir d’eux des réponses spontanées, l’énergie du groupe circule dans une parfaite harmonie, dans le déroulement du chant sacre et des réponses. Cette communication est un élément essentiel de l’accomplissement du rite. Pour faire, dans sa plénitude, l’expérience des effets du champignon dans une communauté indienne, il est nécessaire de participer à une telle cérémonie — d être associé au culte, seul ou avec un ou deux compagnons.) Votre corps est étendu dans l’obscurité. Votre esprit est libre. Vous êtes éveillé comme vous ne le fûtes jamais. Vous vivez une éternité dans une nuit, vous voyez l’infini dans un grain de sable. Ce que vous voyez et entendez se grave dans votre mémoire, y est gravé à jamais. Enfin vous connaissez l’ineffable, vous savez ce que c’est que l’extase !
L’extase ! L’esprit revient au sens originel du mot. En Grèce, ekstasis désigne le vol de l’âme libérée du corps. Y a-t-il un meilleur mot pour parler de l’état champignonisé ? Dans le langage quotidien, pour les gens qui n’en ont pas fait l’expérience, l’extase est de la jouissance, et l’on me demande souvent pourquoi je ne prends pas des champignons toutes les nuits. Mais l’extase n’est pas la jouissance. Dans notre existence quotidienne nous séparonstout en bon ou mauvais, plaisir ou douleur. Il y a une troisième catégorie, qui, pour la plupart d’entrenous, demeure à jamais une inconnue.
Le champignon divin vous introduit dans l’extase. Votre propre esprit est soudain saisi et secoué — comme une cloche — jusqu’à ce qu’il rende un son. Vous avez soudain peur de ne plus jamais retrouver la stabilité de départ. Après tout, n’est-ce pas vous qui allez rester planté sur le seuil terrifiant, ou choisir de passer cette porte de lumière qui si ouvre dans la nuit ? Lumière divine, il nous faut revenir à la plénitude originelle du mot, à l’expérience nue, qu’il désigne. Ouelques heures plus tard, c’est le matin et vous êtes en forme pour vaquer à vos affaires. Mais des activités qui vous paraissaient jusque-là très importantes ne pèsent plus lourd après les événements bouleversants de la nuit ! Si vous en avez la possibilité, vous préférez rester près de la cabane, retire vos notes, et échanger avec vos compagnons d’extase des exclamations émerveillées.
Au cours de la période immense de la préhistoire, à un certain stade de l’évolution humaine, un jour vint où nos très lointains ancêtres découvrirent les vertus merveilleuses du champignon et d’autres plantes psychédéliques poussant à l’état sauvage dans la nature. Cette découverte dut être pour eux une véritable révélation, coup de tonnerre dans un ciel bleu, étincelle pour l’âme. Ils conçurent envers ces plantes des sentiments de respect et d’amour infinis, les sentiments les plus hauts que puisse concevoir l’espèce humaine. La plante leur permettait de voir ce qui restera toujours caché à un oeil mortel. Combien les Grecs avaient raison d’entourer ce Mystère, l’absorption du breuvage, d’une barrière de silence ! Ce qui est pour nous le produit paradoxal de l’industrie chimique du XX siècle, un dérivé de l’ergot de seigle découvert par hasard en laboratoire, par exemple, étaient à leurs yeux un prodigieux mystère, qui fécondait leur poésie, leur philosophie et leur religion.
Peut-être qu’avec toute notre science nous n’avons plus besoin des champignons. Peut-être aussi en avons nous plus besoin que jamais ! Il est des gens pour s’indigner que la clé d’une expérience religieuse puisse être trouvée dans un vulgaire champignon, dans une substance psychédélique. Il est pourtant vrai que l’expérience de l’élargissement du champ de la conscience reste un prodigieux mystère.
« Ce petit champignon vient de lui même, nul ne sait d’où, comme nul ne sait d’où vient le vent, ni pourquoi il souffle. »
Une simple plante ouvre les portes, déclenche l’ineffable, amène l’extase. Ce n’est pas la première fois dans l’histoire de l’humanité que les formes les plus humbles de la vie accouchent du divin. Du silex jaillit l’étincelle. Pourdéroutante qu’elle soit, la merveille que j’annonce vaut d’être entendue par les hommes.
Combien un helléniste ne donnerait il pas pour être transporté aux Mystères d’Eleusis, pour s’entretenir avec la prêtresse ? Avec quel respect sacré ne s’avancerait il pas dans le couloir sombre avant de pénétrer dans la chambre obscure ? Vivant des textes révérés par les scribes durant des millénaires, il serait dans les meilleures dispositions d’esprit pour prendre le breuvage ! Ces rites, ils sont encore pratiqués — et l’on peut y participer.
Le culte du champignon divin n’a pas disparu. Les professeurs et les penseurs ne le connaissent point. Il se pratique dans une cahute à l’écart du village, une humble chaumière sans fenêtres, loin des sentiers battus, dans la montagne profonde, au coeur de la sierra Mazatèque, dans le silence de la nuit, brisé peut être par l’aboiement lointain d’un chien, ou le braiment d’un âne. Comme on est pendant la saison des pluies, il est fort possible que le Mystère soit accompagne de pluies torrentielles, et ponctué par les éclats terrifiants de l’orage.
Alors, comme vous êtes allongé là, en proie au champignon, à voir la musique et à écouter la Vision, votre esprit éclate avec la foudre, votre âme navigue avec l’éclair, et vous vous rappeliez que certains peuples dits «primitifs» croient que les champignons, les champignons sacres, sont engendrés par la Foudre d’En-Haut qui vient féconder la tendre Terre-Mère."
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